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L'Heure internationale - Mai 2020

Du développement à la solidarité

 

Le programme Québec sans frontières (QSF) célèbre cette année son 25e anniversaire. Depuis un quart de siècle, près de 8500 Québécois-es de 18 à 35 ans se sont ainsi envolé-es pour participer à des projets d’initiation à la solidarité internationale à travers le monde. Tout en célébrant l’anniversaire d’un programme qui a transformé des centaines de vies depuis ses débuts en 1995, il est primordial de se questionner sur ce que l’on entend réellement par le terme « solidarité ». Ce n’est qu’en définissant clairement ce concept central que QSF pourra continuer à être un programme pertinent et inspirant au Québec et ailleurs et se démarquer du « développement international » qui est, ultimement, son exact opposé.

 

Dans sa Charte de principes pour un développement solidaire adoptée en 1987, l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI) définissait le développement comme

 

un processus de transformation et de réorientation des sociétés, qui s’inscrit dans l’histoire et la culture particulières de chaque peuple. Ce processus doit reposer sur la participation des communautés de base et doit être axé prioritairement sur la satisfaction de leurs besoins essentiels. Au cours de ce processus, chaque peuple doit émerger comme une entité économique, sociale, politique et culturelle respectueuse des libertés et des droits humains fondamentaux, capable de s’autodéterminer et d’interagir avec les autres peuples, en fonction de ses besoins, de son potentiel et de son génie propres[1].

 

Cette définition normative, qui proposait de mettre sur pied un développement plus horizontal et humain, s’opposait ainsi au développement tel qu’il avait été pratiqué, à l’échelle mondiale, depuis son apparition suite à la Seconde Guerre mondiale. En effet, en 1949, le président Truman, dans son discours d’inauguration, inventait le « sous-développement », une acrobatie terminologique qui justifiait dès lors – et qui continue de justifier – un nouveau type d’intervention des pays du Nord dans les pays du Sud : l’exportation d’un modèle économique et politique – le libéralisme – censé mettre fin à la « pauvreté ». Dans ce nouveau type d’intervention internationale, le sous-développement apparaissait comme une réalité naturelle, qui « existe sans cause » et contre laquelle il faut agir[2]. La croissance économique devenait alors un moyen et une fin; la façon et la raison de se sortir du « sous-développement ». 70 ans plus tard, les catastrophes des ajustements structurels, la destruction environnementale, l’augmentation des inégalités et la précarisation des populations marginalisées, autant de preuves des échecs du « développement », n’ont pourtant pas entaché la foi des décideurs politiques en la nécessité de la croissance économique. Plusieurs intellectuel-les critiquent pourtant depuis plus de quarante ans l’inanité, voire la perversité, d’un développement qui crée et entretient le sous-développement[3]. Face à cette réalité, le programme QSF ne peut pas se contenter de porter une vision alternative et solidaire du développement, mais doit plutôt abandonner ce vocable et se concentrer sur des pratiques de solidarité subversive déconnectées du modèle développementaliste néolibéral basé sur les valeurs occidentales du progrès, de l’universalisme, de la maîtrise de la nature et de la rationalité quantifiante[4].

 

À mon sens, c’est ce qu’a cherché – et cherche toujours – à faire le programme QSF en proposant des projets d’initiation à la solidarité internationale. L’utilisation de ce vocable n’est pas anodine et témoigne d’une volonté de se distinguer du modèle développementaliste. Aujourd’hui, 25 après la création du programme, alors que les ravages du capitalisme se font sentir de façon toujours plus aigüe, il est temps de se demander si la conception actuelle de la solidarité que portent l’AQOCI et le Ministère des relations internationales et de la Francophonie (MRIF), institutions qui codirigent le programme QSF, peut réellement être porteuse d’un changement profond, radical.

 

En 1987, dans sa Charte de principes pour un développement solidaire, l’AQOCI définissait la solidarité comme

 

la création de liens permanents et généralisés entre les peuples, sur la base de l’égalité, du partage, de la réciprocité et du respect mutuel. Cette solidarité exclut toutes les formes d’action qui ont pour effet d’accroître la dépendance des pays du Sud envers les pays du Nord[5].

 

Bien qu’intéressante, cette définition ne saurait plus, aujourd’hui, être suffisante. Pour le philosophe argentin Enrique Dussel[6], la solidarité ne saurait se limiter à la simple collaboration avec les dominé-es. Si la construction de liens horizontaux et réciproques est nécessaire, elle ne peut suffire à l’établissement d’un monde radicalement solidaire. Pour cet auteur, il est insuffisant de se limiter à être l’ami-e de l’opprimé-e : il faut également être l’ennemi de l’oppresseur. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille être porteurs d’une inimitié futile et vaine envers certaines personnes, mais bien qu’il faille se faire défenseurs d’une opposition radicale, totale, au système de domination dont la plupart d’entre nous bénéficions. Il s’agit de rejeter le système qui supporte et entretient la domination de l’Autre. La solidarité ne peut donc apparaître que comme une folie pour les tenants du système oppressif; elle n’en est pas moins nécessaire. Le programme QSF, s’il souhaite réellement s’inscrire en faux face au modèle développementaliste et construire avec les populations marginalisées un réelle « amitié altérative », subversive, ne peut donc plus se contenter de réaliser de petits projets qui « apaisent » la misère (même si de tels projets peuvent avoir d’importants impacts sur les communautés concernées et les participant-es québécois-es), mais doit s’inscrire en opposant radical au capitalisme et au colonialisme non pas seulement à travers les mots (dont il a toujours peur !), mais également par ses projets.

 

Je n’ai malheureusement pas de solutions miracle à offrir aux gestionnaires de ce programme pour la révision qui s’annonce. Il est évident, à mon avis, que la gestion axée sur les résultats doit être abandonnée. La solidarité ne se quantifie pas; elle ne saurait se réduire à un nombre de serres construites ou d’ateliers donnés. La solidarité s’expérimente à l’échelle humaine, à travers le contact, la prise de conscience, la sensibilisation, l’affection. Cela ne signifie pas que les participant-es QSF doivent arrêter de construire des serres et de donner des ateliers[7], mais plutôt que ces activités ne peuvent être qu’un moyen vers une fin tout autre : la création de liens transformateurs. À cet égard, il serait pertinent de revoir le volet réciprocité du programme QSF afin d’impliquer davantage les participant-es québécois-es dans l’accueil et la mise sur pied des projets réalisés par les partenaires du Sud lorsqu’ils viennent au Québec. Il faudrait également encourager les organismes de coopération internationale québécois et étrangers à mettre en place des projets de mobilisation et de contestation sociale pouvant donner envie aux participant-es de s’impliquer dans différents mouvements sociaux et de créer des ponts transnationaux ancrés dans la reconnaissance d’une lutte commune et solidaire contre le capitalisme et le colonialisme. Un QSF devrait s’accompagner d’une implication qui dépasse les 75 jours d’expérience à l’étranger. Peut-être que moins de jeunes seraient attirés par des engagements plus longs, mais je crois que ceux-ci auraient beaucoup plus d’impact et seraient davantage précieux pour les participant-es.

 

Ces suggestions ne représentent que quelques pistes de réflexion pour l’avenir de QSF. Comme me l’indiquait récemment une collègue, transformer un programme comme celui-ci prend du temps et il est important de prendre ce temps, d’adopter un rythme qui respire davantage et qui ne se soumet pas aux diktats du temps-horloge moderne[8]. Avec la révision de QSF, le Québec a une chance en or de devenir un leader sur la scène internationale et de s’y démarquer par ses bonnes pratiques dans le domaine de la solidarité et de la coopération internationales. Il reste à espérer qu’il aura le courage de la saisir.

 

Samuel Huard

 

 

 


[1] AQOCI, Charte de principes pour un développement solidaire, juin 1987, https://www.aqoci.qc.ca/?Charte-de-principes-pour-un.

[2] Gilbert Rist, Le développement : Histoire d’une croyance occidentale, Paris : Presses de Science Po, 2001, p. 116-132.

[3] André Gunder Frank, « The Development of Underdevelopment ». In Dependence and Underdevelopment: Latin America’s Political Economy, édité par James D. Cockcroft, André Gunder Frank et Dale L. Johnson, p. 3-17. New York : Anchor Books, 1972. Voir Arturo Escobar, Encountering Development: The Making and Unmaking of the Third World, Princeton : Princeton University Press, 1995 ; Rist, op. cit. 

[4] Serge Latouche, Survivre au développement, Paris, Milles et une nuits : 2004, 28.

[5] AQOCI, Charte de principes pour un développement solidaire, juin 1987, https://www.aqoci.qc.ca/?Charte-de-principes-pour-un.

[6] Enrique Dussel, « Política de la liberación: De la fraternidad a la solidaridad ». Revista Vectores de Investigación 2, no 2 (2011) : 13-39.

[7] Il faudrait toutefois faire attention à l’image projetée par de tels projets. Des jeunes du Nord, qui souvent n’ont que très peu, ou pas, d’expérience et qui débarquent dans une communauté donnée, y construisent des choses ou y donnent des ateliers, pour le « bien » d’une population « bénéficiaire », cela entretient, au niveau symbolique, une certaine infériorisation des populations du Sud. Il faudrait arriver à trouver des projets qui se déroulent davantage au niveau de l’échange des connaissances et des compétences et de la lutte commune, au Québec et à l’étranger.

[8] Jonathan Martineau, L’ère du temps : Modernité capitaliste et aliénation temporelle, Montréal : Lux, 2017.